Même nous peinons à nous y retrouver dans le fracas infernal des pensées de David. Nous pensions que l'inciter à Créer près du lac l'apaiserait et nous donnerait un peu plus de force, mais nous n'avions pas anticipé ce qui s'était passé. S'il fallait être parfaitement objectifs, nous avions été chanceux que David n'ait pas eu le temps de Créer avant cette rencontre impromptue. Nous ne nous étions donc pas opposés à sa décision de rentrer vers le château, sachant de toute façon que les consignes de l'Ombrune étaient plus fortes que toutes nos suggestions. Nous avions pourtant tenté les promesses les plus étonnantes, les plus surprenantes, les plus merveilleuses, les plus miraculeuses, les plus triomphantes, les plus étourdissantes, les plus inouïes, les plus singulières, les plus extraordinaires, les plus incroyables, les plus imprévues... et toujours la fidélité de David envers son Ombrune avait prévalu.
Je m'efforce de chasser les Ecrits de mon esprit ; j'ai besoin de disposer de toutes mes capacités si je veux une chance de réfléchir correctement à ce qu'il vient de m'arriver. D'expérience, je sais que la meilleure façon de faire est d'empêcher mon esprit de divaguer. Je me concentre donc sur la première chose neutre qui me passe à l'esprit : le renard. Règne animal, sous-règne des bilatéraux, infra-règne des deutérostomiens. Embranchement des chordés, sous-embranchement des vertébrés -évidemment-, infra-embranchement des gnatho... quelque chose qui veut dire qu'ils ont une mâchoire. Je ne me laisse pas déconcentrer par ce petit oubli, et enchaîne ; tétrapode, mammifère
placentaire, carnivore...
Caniforme, canidé, genre vulpes.
Satisfait de mon énumération, je ne réalise que trop tard que je ne suis pas seul dans le jardin. Je me retrouve donc nez à nez avec Marc, me sentant particulièrement idiot, ou plutôt craignant de passer pour un apprenti zoologue illuminé. Bien que mon
réservoir d'excuses se soit enrichi au fil des années, habitué que je suis à fournir des explications à mes fixettes, je n'ai pas l'esprit suffisamment libre pour construire un mensonge diplomatique probant. J'opte donc pour le changement de sujet aussi naturel et subtil que possible.
Tiens, salut Marc ! Belle journée pour une promenade, pas vrai ?
Bon, c'est surement le détournement d'attention le moins efficace que j'aie jamais vu. Pour peu que la partie de son cerveau dédiée au bon sens soit encore
fonctionnelle, il allait deviner que quelque chose ne tournait pas rond. Pour autant, cela me soulageait presque, car j'étais certain de ne pas pouvoir garder cette rencontre secrète beaucoup plus longtemps. En parlant d'observation d'ailleurs, lorsque je prends le temps d'observer un peu mon vis-à-vis, je constate qu'il a l'air à bout de souffle. Venant d'une personne dont la Particularité est d'aller plus vite que l'oeil humain ne saurait le voir, cela m'étonne : Marc doit être un sacré
bourlingueur, et il a du accomplir une sacrée distance pour être essoufflé ; en tous cas, ce n'était probablement pas une distance qu'il avait pu accomplir en restant dans l'enceinte du château.
Il semblerait que nous ayons tous deux eu notre part d'expérience que nous préférerions garder secrète. Néanmoins, je suis curieux de savoir ce qui a pu l'amener à quitter la boucle, quitte à échanger confidence pour confidence.
Si tu veux vraiment savoir, j'ai accompagné un peu Denis pendant sa promenade quotidienne, puis je l'ai laissé en de bonnes mains -avec Martine et Annie, quoi. J'avais l'intention d'aller donner à becqueter aux oiseaux qui se posent parfois près du lac, et... Comment dire, j'ai eu une drôle de surprise.
Tirant mon carnet de la poche où je le range toujours, j'essaie de me rappeler avec le plus de précision possible de l'homme que j'ai vu près du lac.
Un homme d'une quarantaine d'années, vêtu d'un ciré noir et portant des lunettes de soleil, se dresse près des deux garçons, les observant sans un geste et sans mot dire.
La Création est sommaire, pourtant je sens les Ecrits se presser à la lisière de mon esprit. Je tiens bon, concentré sur mon envie de savoir ce qui a pu arriver à Marc, et reprends mes explications comme si de rien n'était.
A peine installé près du lac, j'ai vu un homme qui ressemblait à ça. Du coup, j'ai suivi les instructions que nous a laissé Mademoiselle Pomarine en cas d'intrusion d'un Extérieur, et je me suis mis en route vers le château.
Sur ces mots, je fais disparaître l'Ecrit par un simple effort de volonté. Au moins, j'ai encore assez d'emprise sur eux pour réussir à faire ça. Je redoute le jour où ils ne se laisseront plus faire... Concentrons-nous. Inutile d'être pessimiste pour l'instant.
Et toi alors, qu'est ce que tu fais là ? Tu as couru un marathon autour du château pour être épuisé comme ça ?
J'accompagne ma question d'un sourire malicieux, à peu près sûr que Marc est suffisamment intelligent pour comprendre que je ne suis absolument pas dupe. Pour autant, j'essaie de garder en tête que, si j'ai eu une trentaine d'années pour m'habituer à ces jeux de mots et d'esprit, le Particulier qui se trouve face à moi est encore véritablement un enfant.
Je me suis longtemps posé la question de ce que je suis réellement ; un enfant particulier ne me semble pas une description adéquate de ma personne. Je me vois comme un adulte, un esprit mature dans un corps qui ne l'est pas, et ne le sera -avec un peu de chance- jamais. A l'exception de Jean, qui était dans la Boucle avant même ma naissance, et de Martine, arrivée peu avant moi, je suis le plus vieux parmi les Particuliers. Et pourtant, si je décidais de quitter la boucle, j'aurais encore quelques belles années à vivre. Enfin, en admettant que les Creux ne me trouvent pas.
Mettant fin à ces divagations, je me concentre sur Marc, curieux de voir comment il va réagir. Quoi qu'il arrive, je suis bien décidé à découvrir la vérité, autant que possible sans me le mettre à dos, évidemment. Si nous devons passer l'éternité à cohabiter, autant que les choses se passent bien.